[ENTREVUE] Rudy Caya (Vilain pingouin)

Depuis quelques années, on remarque une recrudescence d’excellents artistes et groupes rock qui veulent se faire connaître (et qui y parviennent). Pas besoin de chercher très loin, on ne parle que de ça ici-même sur ecoutedonc.ca. Ça me rappelle mon entrée dans le monde des adultes, lorsque j’ai terminé mon secondaire et commencé mon cégep dans les alentours de 1990.

Mise en contexte

Photo : Adrien Le Toux
Photo : Adrien Le Toux

On sortait d’une période plutôt sombre sur le plan musical au Québec. Oui, les « grands esprits » Paul Piché, Michel Rivard et Richard Séguin ont tenu le fort, même Pagliaro faisait encore des albums, mais les jeunes, eux, s’étaient tournés vers les Américains, les Britanniques… et les Français. Pendant que notre scène était encore imprégnée du rock et du folk des années 1970, le reste de l’Occident sortait du New-Wave et entrait à pieds joints dans la dernière décennie du 20e siècle. En même temps que les Nirvana, Nine Inch Nails et autres groupes qui allaient changer la donne. Une fois de plus.

Heureusement, de jeunes artistes québécois avaient faim et ils voulaient jouer de la musique comme ils en entendaient quand ils allaient aux Foufs ou à la Fourmi. Jean Leloup et sa Sale affaire nous contaminaient avec leur folie. Daniel Bélanger proposait une relecture moderne du folk-pop (il le propulsera plus tard dans un Spoutnik). Les Parfaits Salauds débarquaient avec leurs cuivres. Et il y avait ce groupe que j’ai aimé beaucoup dès que j’ai entendu Le train et Salut salaud pour la première fois : Vilain pingouinLe premier album (homonyme) avait pris bien des gens par surprise en raison de sa qualité et de son originalité, tant du côté des textes que de la musique. D’un côté, les textes étaient particulièrement engagés et collaient parfaitement aux préoccupations des jeunes de l’époque : le racisme, le suicide, la politique, le mal de vivre, tout y passe. Les X et les Y se sentent enfin interpellés. Musicalement, la troupe de Rudy Caya et ses complices mélange joyeusement le folk-rock américain à la Springsteen et l’esprit festif des Pogues avec de nombreux éléments du rock alternatif français (on peut sentir l’influence de groupes comme Bérurier noir dans des chansons comme Régime de fer). Des instruments qu’on n’a aucunement l’habitude d’entendre viennent agrémenter les chansons du groupe : banjo, accordéon, cuivres accompagnent les guitares qui s’alourdissent sur Roche et roule, un des meilleurs albums de rock québécois des années 1990.

C’est à la première montréalaise du groupe au vieux Club Soda, le 24 avril 1991, que j’ai commencé ma manie d’arriver des heures à l’avance pour avoir la meilleure place dans la salle (la bière sur le stage!). Je me souviens de ce spectacle comme si c’était hier. Un groupe nerveux en raison de la présence des nombreux médias, mais qui offrait un spectacle rodé au quart de tour (à l’époque, on tournait partout au Québec avant de triompher à Montréal…). Au rappel, une fois les médias partis (la fameuse tombée, celle qui n’existe plus aujourd’hui), Rudy s’est senti beaucoup plus à l’aise et le party, déjà bien pris, est devenu démentiel. J’avais 17 ans à l’époque.

Ça va?

Près de 25 ans plus tard, me voilà dans un café de Place d’Youville, assis en face d’un gars visiblement heureux d’être en vie et capable de faire encore ce qu’il aime aujourd’hui. Caya nous a fait une petite peur ce printemps, victime d’un AVC. « La réhabilitation suit son cours », me répond-il lorsque je lui demande comme va la santé. « Ça progresse plus vite que ce qu’on avait anticipé. Je suis patient à propos de certaines choses et moins patient sur d’autres. » Alors qu’on lui a dit qu’il aurait besoin d’un an pour être complètement rétabli, il fonctionne déjà très bien quatre mois après l’accident et il espère pouvoir se considérer rétabli dans deux mois. Les médecins lui ont dit que c’était sa tête de cochon et son mode de vie qui l’avaient dirigé vers l’AVC. La même tête de cochon allait travailler de pied ferme pour reprendre toutes ses forces.

Sa tête de cochon. Rudy Caya aime la vie et il est prêt à se battre pour elle. « Je veux continuer encore longtemps. Je dis souvent que ma retraite, je vais la prendre au cimetière. »

Du rock en français qui bûche? Oui, ça se fait!

Le show du 12 septembre prochain sera un peu spécial. Ce sera le jour du 25e anniversaire du lancement du premier album de Vilain Pingouin. Je dis à Rudy qu’il y a toute une génération de nouveaux fans à conquérir, des jeunes qui ne connaissent pas le groupe, mais qui ont la chance de vivre un boum créatif semblable à la période au cours de laquelle Vilain pingouin est apparu. « Je suis pas mal sûr qu’on vit un autre âge d’or du côté de la musique québécoise, présentement. Indépendamment de la langue. » Ce n’est pas parce qu’il a choisi de chanter en français qu’il a quelque chose contre l’anglais. « Mon grand-père est un Américain de Boston. Un Irlandais. Les trois quarts de ce que j’ai écouté étaient en anglais. J’ai appris à adorer le français parce que mon père était prof de français. J’aime les deux langues, mais je suis plus à l’aise en français parce que j’ai grandi dans une société francophone. »

J’ai envie d’en savoir plus sur les influences de Vilain pingouin à l’époque. On sent autant Springsteen que la chanson française dans les chansons écrites par Caya. On remarque tout le métissage, tous ces instruments qui pouvaient nous sembler insolites parce qu’on avait perdu l’habitude de les voir. « Mes années formatrices musicalement, je les ai vécues dans un creux pour la musique québécoise », raconte Caya. Il ne restait à peu près plus qu’Offenbach. Caya, lui, préférait de loin Black Sabbath. « Au début du groupe, quand on nous demandait nos influences on donnait des réponses comme les Clash. Nos interlocuteurs insistaient : « oui, mais du côté francophone? » ». Trop jeune pour Beau dommage et Harmonium. Ça lui prenait quelque chose de plus heavy. La seule référence d’ici pour le jeune Caya, c’est un album en anglais de Pagliaro. « Un chef-d’oeuvre, aussi bon que le meilleur des Eagles ou des Allman Brothers. » Avec son groupe précédent, Les taches, Rudy va en France. Il y découvre La mano negra, Bérurier noir et plein d’autres. « OK, ça se fait! De la musique arrache comme j’aime, du punk, du metal qui brasse, mais avec une attitude. » Il trouve sur la scène française une subtilité qu’il ne retrouve pas sur la scène américaine. Les Français vivaient, cinq ans avant leurs cousins québécois, une belle période d’effervescence créative sur tous les plans. « J’ai signé avec Boucherie Records (la maison des Garçons bouchers). On allait aux partys de la Mano Negra, On s’est rendus compte que du rock en français, comme ma génération l’aime, c’est possible. » Même le nom Vilain pingouin est calqué sur l’approche française un objet, une qualité. Comme les Négresses vertes, par exemple.

À quoi s’attendre le 12 septembre

Photo : Adrien Le Toux
Photo : Adrien Le Toux

On retourne à la raison première de cette journée de promotion à Québec : le spectacle que Vilain pingouin donnera au Cercle le 12 septembre prochain. Rudy Caya nous avertit : on va avoir mal à la tête! « Mets du Tom Waits pas trop loin, pis attends-toi de te lever pis d’être dans la brume jusqu’à au moins une heure, une heure et demie. » Aucun invité surprise n’est prévu, c’est le 25e de Vilain Pingouin avec… Vilain Pingouin. Ensuite, la tournée se poursuit. « Honnêtement, on n’a jamais arrêté. On a toujours fait 15-20 shows par année! C’est pas un retour des Pingouins. » Si on lui demande comment se déroulent les retrouvailles, Caya répond « pareil comme à toutes les années. » Le fait que la présente série de spectacles correspond avec le 25 anniversaire du groupe amène une plus grande visibilité, mais Vilain Pingouin a toujours été actif.

Caya compose encore, il y a de nouvelles chansons sur l’anthologie (Les belles années, sur étiquette Pingouin Records), et il y en avait aussi sur l’album live paru au début des années 2000. Il aime bien jouer ses anciennes chansons, question de remercier son public pour la belle carrière qu’il a eue (et qu’il a encore, disons-le), jouer Le Train comme on s’y attend, nous voir sauter de joie en chantant, l’adrénaline que tout ça donne, mais il n’est pas nostalgique. Le chanteur avoue n’avoir aucun disque de Vilain Pingouin : « Mes enfants ont une copie du dernier vinyle, mais moi, j’en ai pas. » S’il apprécie le passé, il apprécie encore plus le présent et l’avenir. « Pourquoi vivre une moitié de vie pis la revivre après? J’en ai une complète, je veux la vivre au complet! »

Un nouvel album, avec ça?

Tant qu’à parler de nouveautés, on parle d’un éventuel album complet : « Je vais sûrement préparer un album solo. Monter 12 chansons avec les Pingouins, avec nos jobs, c’est difficile. On y va à coup de quatre tounes. Comme on l’a fait avec l’anthologie. » Quand il se met en mode composition, Caya est all-in. C’est pour cela que le prochain album risque de ressembler à une compilation de sa participation à divers projets. Par exemple avec Bod’haktan. « C’est mes chums. J’ai envie de jouer avec eux, pas juste par marketing! » Caya est aussi un fan fini de Sandveiss. Du stoner en plein dans ses cordes. « Ce qui est le fun avec ces bands-là, c’est que leurs tounes sont bonnes, mais c’est le trip de chums que le monde va voir. Ils ont l’impression de faire partie de la gang. » Il parle aussi des Épicuriens, « un band de ska. On pourrait appeler le projet Rudy SCaya. » Il nomme aussi Fidel Fiasco et termine avec les Pingouins. Finalement, ça donnerait un album d’une douzaine de chansons avec quatre ou cinq groupes différents. « Et ça veut pas dire que je chanterais chaque toune, donner d’autres couleurs, c’est le fun! »

Bon ben salut, salaud!

J’ai gardé mes questions les plus délicates pour la fin. Est-ce qu’il serait possible de sortir une chanson comme Salut, Salaud en 2015 et avoir le même effet qu’en 1990? Après tout, on en sait plus sur la dépression et d’autres maladies mentales responsables d’un bon nombre de suicides. Rudy reconnaît que ces maladies existent, mais si son regard était déjà perçant, on le voit s’animer comme il ne l’avait pas fait avant. Il me répond que l’effet aurait été le même parce que les gens se sont reconnus dans la chanson. « C’est une histoire qu’une fille m’a racontée, et j’ai mis en paroles et en musique les sentiments qu’elle a exprimés. » Quand les gens lui racontaient leur histoire, Caya ne comprenait pas vraiment, c’était une situation qu’il n’avait jamais vécue lui-même! « De façon dont on m’en parlait, j’avais l’impression que j’avais bien compris le message de cette fille-là. »

Ces sentiments, il a eu l’occasion de les ressentir lui-même il y a trois ans quand le père de la meilleure amie de sa fille a commis l’irréparable. Dans le cercle d’amis de sa fille, il était l’autre papa-poule, celui qui faisait toujours des lifts aux filles pour s’assurer de leur sécurité. Quand il a fait ça, Caya a dit : « Mon tabarnak! T’as pas le droit de dire à ta fille que c’est une solution! J’accepterai jamais que tu rejettes tes problèmes sur les autres! » Réaction très forte, certes, mais si vous êtes passé par là, vous l’avez ressentie, ne dites pas le contraire. « Jamais je vais donner à mes enfants ce message-là, que le suicide, c’est la solution. C’est toute ma vie, pis n’importe qui qui oserait même penser leur faire du mal, il n’a aucune idée de la tempête! Impossible que je sois cette personne-là. »

Te retourne pas, sur Roche et roule, est un peu le yang du yin qu’est Salut, salaud. Caya a une anecdote au sujet de cette chanson : « C’était à un genre de conférence de la SOCAN. On devait apporter une chanson et un panel en faisait la critique. On ne voulait pas brûler des tounes qui seraient peut-être un succès, on s’est dit qu’on allait prendre la moins hit dans le tas. On a pris cette chanson-là. On s’est fait dire « Ah, la structure est bizarre », pis là, Claude Rajotte a dit « Attention, c’est Vilain Pingouin, vous savez pas qui ils sont, je les ai eus comme invités et je vous le dis, le rock québécois est sur le bord de changer avec des bands comme Vilain Pingouin. » Wow, j’avais tellement de respect pour Claude, pis c’était le seul qui avait compris de quoi la chanson parlait. » Pour Caya, être normal dans un monde comme le nôtre, c’est pas normal. Avoir des problèmes, c’est normal, et comme de nombreux musiciens, il lui est arrivé de lancer ce genre de cri d’alarme. « Pour 90 % du monde, cette chanson-là leur est passée 100 pieds au-dessus de la tête. Les 10 % qui sont sensibles à ça, eux, l’ont compris. »

Le droit de voter, c’est aussi (mais pas juste) le droit de chialer

On parle de deux chansons de circonstance en cette campagne électorale, deux chansons toujours aussi criantes d’actualité : Le droit de chialer et, bien entendu, Viva l’élection. « La seule chose que je regrette de cette chanson-là, c’est que c’est pas comme ça que je l’entendais, j’aurais voulu faire du Setzer big band bien avant Setzer, du big band arrache. Mais bon, j’aime la chanson, j’aime les paroles, j’aime le swing, ça manque juste de trompettes et de trombones à mon goût. » Viva l’élection est encore totalement d’actualité. Les panneaux électoraux, les beaux discours… « C’est triste de voir que ça n’a pas changé, que c’est le même manège! » Quel que soit le parti! Caya ajoute : « Un gars qui joue au hockey, que ce soit pour les Bruins, les Black Hawks ou les Nordiques, il joue au hockey. Un politicien de carrière, c’est pareil. On change de parti deux, trois fois, l’idéologie n’est pas nécessairement à la base de leurs motivations politiques. La vie de politicien les intéresse. C’est pareil chez les musiciens! On en voit qui veulent devenir des rock stars parce que c’est le mode de vie qui les intéresse plutôt que l’idée de faire de la musique.

Caya indique qu’il a changé d’idée à propos de Le droit de chialer : « Dans ce temps-là, c’est ce que je pensais. La chanson, c’est ma version française d’If you want to bitch, vote. Avec le recul, je me suis rendu compte que voter, c’est tellement pas suffisant à moins que ça soit une bonne excuse pour se déculpabiliser et se déresponsabiliser. Si tu veux vraiment que les choses changent, oui, va voter, c’est une des étapes, mais c’est la plus facile. Faut que tu t’impliques dans un dossier que tu te connais. Je me rappelle de Michel Chartrand qui disait à Bernard Derome qu’il ne voulait pas gagner. « Mais si vous ne voulez pas gagner, qu’est-ce que vous faites là? » Il a répondu quelque chose comme « Un gouvernement est aussi bon que son opposition. » Il voulait être le chien de garde. C’est parfait, il voulait jouer son rôle. » Selon Caya, les intentions de Chartrand étaient bonnes et pures. « Dire que le gouvernement ou les syndicats, c’est de la marde, c’est dire que le monde, c’est de la marde. Ils représentent le monde. Ce qu’ils en font, comment ils le manipulent, le corrompent, ça, c’est une autre histoire. » Le problème, selon lui, ce ne sont pas les institutions, mais ce que nos représentants en font. Ce n’est pas vrai qu’on peut rien faire. « Personne ne me contrôle si je ne l’écoute pas. « Ouais, mais t’as pas le choix! » Mais oui j’ai le choix! « Mais t’auras pas d’argent, t’auras pas ci, t’auras pas ça! » J’men câlice. Garde-le, ton argent! Là, il peut pu rien faire. » Le seul pouvoir qu’ont ces personnes, c’est celui qu’on leur donne.

Déjà une demi heure!

Je regarde l’heure. Ça fait déjà plus de 30 minutes qu’on jase. Rudy Caya a une autre entrevue avant d’aller se reposer. On se serre la main, on se dit à samedi le 12. Je quitte le café avec une certitude : je vais arriver tôt au Cercle samedi, question d’être en avant. La bière sur le stage. En train de crier Ooh ooh ooh, je marche seul! avec du monde de 18 à 55 ans. Ça devrait être une bonne soirée.

En plus, Caya va avoir la chance de rencontrer un autre trippeux de musique puisque c’est Simon Kearney qui assurera la première partie. Grosse semaine pour Simon, qui joue également au Show de la rentrée ce mercredi soir.

Le spectacle est à 20 heures, les portes ouvrent à 19 heures, et les billets sont disponibles à la billetterie du Cercle et sur lepointdevente.com.