C’est sans tambour ni trompette, devant une salle presque remplie à pleine capacité, que Bireli Lagrène a pris place sur scène avec les trois autres musiciens qui l’accompagnaient pour présenter son répertoire jazz manouche. L’offre musicale du virtuose français de la guitare manouche et de son quartet, complété par le guitariste d’accompagnement Denis Chang, le contrebassiste américain de 19 ans Ethan Coen et le saxophoniste Franck Wolf, son frère d’arme depuis vingt ans, est construite autour de pièces phares du regretté Django Reinhardt, mais aussi de quelques adaptations de pièces pop qui surgissent soit comme morceaux sélectionnés, soit comme courte référence au milieu d’un des solos frénétiques. Aucune première partie n’était prévue pour mettre l’auditoire dans le bain, l’organisation comptant plutôt sur deux sets pour que les gens réunis sur place en aient pour leur argent. Le guitariste, qui aura cinquante ans l’an prochain et qui est connu depuis son adolescence pour ses incroyables talents de musicien, ayant foulé les planches du légendaire Festival de Montreux en 1981, était d’ailleurs passé par le Club Soda de Montréal, la veille, pour offrir un autre de ses rares concerts en sol québécois.
Bireli semblait s’éclater et s’amusait parfois aux dépens de la foule, en utilisant ses interventions entre les pièces pour dérouter et faire rire, notamment en proposant de chanter un morceau avant de raviser, ou encore, en affirmant qu’il allait jouer un morceau bien à lui, qu’il a l’habitude de jouer dans son salon en écoutant la télé, avant de se raviser encore une fois, au nom de son professionnalisme. Le début de la performance, avec Wolf au saxophone soprano, offrait des moments plus doux, plus feutrés et surtout plus convenus au public réuni sur place, qui semblait aux anges si on se fie aux applaudissements nourris entre les chansons, mais qui semblait aussi néophyte, si on se fie aux applaudissements accordés un peu au hasard pendant les chansons, et pas seulement après les solos comme le veut la coutume dans les concerts de jazz. Même s’il est censé mener le quartet et occuper le siège vedette, Bireli laissait une place généreuse à ses musiciens, souvent trop généreuse envers le saxophoniste Wolfe, qui malgré le fait qu’il était clairement le deuxième plus talentueux sur scène, donnait aux compositions et aux improvisations une autre tournure qui n’était pas toujours compatible avec l’idée que je me faisais du jazz manouche. Je me serais davantage plu devant un trio, ou un trio complété à l’occasion par un violon comme c’est généralement le cas. Les envolées de guitare du virtuose nous rappelaient toutefois pourquoi on s’était déplacés ce soir là pour aller au Palais Montcalm, d’abord parce que son talent d’interprète et d’improvisateur est difficilement égalable, mais aussi, parce que la salle jouit d’une acoustique extraordinaire qui donnait aux moments même les plus dépouillés une touche magique et tout à fait captivante.
Au début du troisième morceau, une longue portion laissant toute la place à Bireli permettait d’apprécier le son hallucinant qu’on peut avoir dans cette salle. Reprenant le micro pour parler un peu à la foule, il finit par s’interrompre lui-même trois ou quatre fois avec des onomatopées et à ne pas prendre la parole, laissant plutôt la musique parler d’elle-même. Son jeu de guitare est à la fois très rapide et très précis, truffant les solos de références à des compositions de divers horizons, et s’arrêtant parfois pour placer une ou deux harmoniques très justes qui résonnaient plutôt bien dans cette salle. Le guitariste s’est également livré à des échanges de haute voltige avec le saxophoniste, une fois où ils jouaient simultanément les mêmes notes pendant un moment, et une autre fois vers la fin du concert où Bireli s’amusait à demander à Wolf de répéter chacune des notes qui sortaient de sa guitare. On tente de varier les plaisirs avec un morceau construit autour d’une percussion générée par les clapets du saxophone de Wolf, laissant encore l’occasion au guitariste de placer quelques harmoniques et d’épater la galerie avec un jeu très finement ciselé.
L’entracte après seulement cinquante minutes, pour revenir au bout de vingt minutes pour une deuxième partie d’une durée similaire. La musique a repris, Bireli a présenté les musiciens à nouveau, parce qu’il était très content d’être avec eux. Bireli a par ailleurs remercié un fan qui l’adulait mais lui a fait remarquer qu’il devrait plutôt le voir quand il est en forme, parce que là, il s’était pris la tête avec sa femme cette journée là, semble-t-il, et il était peut-être préoccupé par la situation, tout en n’ayant pas de difficulté à épater la galerie. Denis Chang, le guitariste d’accompagnement d’origine franco-chinoise a d’ailleurs eu droit à son seul solo de la soirée à ce moment là. Le reste du set a ressemblé à la première partie, toujours ce son parfois convenu et kitch jusqu’à faire sourciller, et les prouesses qui nous rappellent que l’argument de vente est plus du côté technique et interprétation que du côté du goût comme tel, quoique tous les goûts sont dans la nature et le public semblait satisfait. Je comprenais ne pas être le public cible lorsqu’il a décidé d’interpréter Love me tender d’Elvis Presley, se payant parfois de petits écarts de conduite pour colorer la pièce.
Le concert a aussi été ponctué de moments où Bireli accordait sa guitare, avouant qu’il ne savait pas trop comment l’accorder et qu’elle lui faisait des misères depuis son arrivée à Montréal. Souvent, l’effet était sympathique pour ces interventions, mais à la longue, le momentum en écopait parfois. Sinon en général, l’interprétation était souvent trop littérale à mon goût, les meilleurs moments venant de la fougue de l’improvisation où les solos devenaient des panoramas sur l’histoire de la musique, mais les pièces interprétées comme telles étaient souvent trop léchées et trop convenues pour insuffler une véritable énergie dynamique. Une pièce axée sur un solo de contrebasse à l’archet est venue donner, vers la fin du concert, une petite idée de ce à quoi on aurait pu avoir droit avec une autre instrumentation. À la fin du concert, on hurlait, on accordait deux standing ovations, avant et après le rappel, on se fait même sortir par la sécurité en titubant en criant aux gens d’aller tous chier, ce qui nous a amené à nous demander si nous ne nous étions pas rendus à un concert de rock au Colisée, plutôt que devant un virtuose de la guitare jazz manouche dans une salle. Quoiqu’il en soit, avec la disparition ou la mise en veilleuse du Festival de jazz de Québec, le rendez-vous d’hier soir était un incontournable pour les fans du genre et une des trop rares occasions de voir une sommité mondiale du jazz se produire sur une scène de Québec cette année.