[ALBUM] Alaclair Ensemble et «Les Frères Cueilleurs»

Chaque parution de la troupe de post-rigodon bas-canadienne préférée de tout le monde me rend fébrile. Il faut dire qu’Alaclair Ensemble a frappé fort dès sa première parution, en plus de permettre que soit galvaudé le terme « ovni musical » pour décrire 4.99 la galette cosmique sortie tout droit de nulle part selon bien des observateurs, mais qui se trouvait être le fruit de plusieurs années de collaborations et d’échanges entre des membres influents des deux scènes rapqueb, la plus underground et la plus commerciale. Diverses parutions officielles et moins officielles se sont succédées, accompagnées par des tas de ces shows ultra divertissants qui ont fait leur marque de commerce, un peu partout au Québec. Si leur première parution a été transposée sur vinyle cet été, rebaptisée pour les circonstances en 24.99, gracieuseté de la boîte locale P572 qui offrait au groupe sa première aventure dans les sillons, c’est vraiment Les Frères Cueilleurs qui marque un nouveau chapitre à bien des égards pour le groupe cette année.

Il y a deux mois et demi, lorsque le compte de l’étiquette rapqueb par excellence, les Disques 7ième Ciel, a publié la vidéo d’ «Alaclair High» sur son compte youtube, on a compris que les gars faisaient pour la première fois affaire avec une étiquette de disque, après avoir été courtisés et avoir refusé des offres que d’autres auraient, et ont effectivement accepté. Ils semblaient jusqu’alors préférer conserver intégralement leur indépendance, vendre des CDs et donner la musique en ligne. Est-ce désormais chose du passé?

Malgré certaines appréhensions, on devait admettre que les gars étaient de retour en force avec le clip de leur premier extrait. La pièce occupe le centre de l’album qui est très bien monté et constitué à 100% de pièces fort intéressantes ; all killer no filler comme ils disent. D’entrée de jeu, on constate que l’album est très hip hop, moins axé sur le post-rigodon-bas-canadien, étiquette signifiant pour moi la signature musicale plus éclatée que le groupe a fait connaître, alliage électro-rap-r&b déjanté festif et groovy, souvent dansant. Certains pourraient être tentés d’employer le terme «linéaire» pour décrire l’album, mais je préférais de loin «cohérent» et garder le terme «linéaire» pour référer au fait que le groupe nous propose une véritable ligne du temps du hip hop, une leçon d’histoire à moitié réinventée en mieux. Est-ce que c’est un hasard si l’arrivée du groupe sur une étiquette rap précède la parution de leur album le plus rap à date, et si c’en est pas un, est-ce que ça signifie une perte d’indépendance? En fait on s’en fout de tout ça, à condition que la musique soit bonne et cet album, c’est de l’or pur.

Même s’il est un peu moins éclectique, le disque est loin d’être monotone. Diverses facettes du hip hop sont mises à l’honneur, des sonorités oldschool aux plus modernes, et le groupe joue avec tout ça en prouvant une fois de plus qu’il a de la culture et une créativité foisonnantes. Les pièces changent souvent boutte pour boutte en plein milieu, mais chaque changement même abrupt va de soi, l’album étant très bien monté, et les transitions, dans les pièces ou entre les pièces, étant toutes soigneusement calculées. Certains hits ressortent plus particulièrement du lot, mais le disque s’écoute très bien d’un couvert à l’autre. Les excellents, variés et hautement divertissants beats, en partie gracieuseté de Mash, un des fondateurs du groupe qui est moins présent aujourd’hui (d’ailleurs son visage ne figure pas aux côté des six autres sur la pochette), mais surtout de VLooper, l’homme-fort qui accompagne également Eman dans ses aventures solo et qui a également produit trois albums de beats en collaboration avec KenLo, le troisième disque figurant dans le triple faux-album Musique bas-canadienne d’aujourd’hui sous l’intitulé Un Piou Piou parmi tant d’autres. Assez parlé du passé, maintenant on parle du présent et du futur.

ALACLAIR ENSEMBLE (Photo et montage par Claude «Claude Bégin» Bégin)
ALACLAIR ENSEMBLE (Photo et montage par Claude «Claude Bégin» Bégin)

«Coucou les coucous», c’est beaucoup plus qu’une intro, avec un refrain tiré du cahier de règlements du studio loué pour enregistrer l’album, chanté/susurré en post-dub par Eman, accompagné des chants auto-tunés de KenLo, suivi de remerciements de Maybe Watson, et d’un beau petit verse de Robert Nelson aka Ogden. Celui-ci montre quant à lui divers styles sur cet album, délaissant un peu le personnage et son accent folklorique pour adopter un style plus sérieux pas mal efficace aussi, et ce dès le début de la pièce suivante, «La chicane». Celle-ci est une pièce un peu plus sombre avec trois des gars, qui coupe aux deux tiers pour introduire un nouveau beat, Eman étant sur le premier beat juste après Ogden et KenLo complétant le trio sur le deuxième beat. Encore une fois, on n’entend pas systématiquement tous les gars sur chaque morceau, mais leur présence est quand même bien balancée d’un bord à l’autre du disque. La courte «Mash» enchaîne d’ailleurs avec Maybe Watson mis à l’avant-plan dans la première partie, sur un beat aux accents nostalgiques qui change aussi aux deux tiers pour un truc vraiment nice et plus lumineux sur lequel, je crois, un Eman sur l’hélium virtuel vient répéter quelques mots imagés. «Fouette» s’ouvre et se ferme avec KenLo, qui fait encore des prouesses, surtout dans le dernier verse, et les trois autres MCs y font aussi de très bonnes performances. À date, les beats sont variés et imaginatifs, un peu dans tous les spectres du hip hop, mais sans qu’un moment particulièrement « oomph » se soit imposé particulièrement. «Est-ce que l’album sera plus linéaire?», ose-je me demander à ce point de mon écoute, pour avoir la réponse en double, et pas à peu près, dès le refrain de la prochaine chanson.

«Ça que c’tait» c’est vraiment une grosse bombe sale, super grimy-trap-je-sais-pu-trop catchy à mort et parfaite pour hocher de la tête à s’en décrocher une cervicale. Encore une fois, y a un changement abrupt à la fin qui est introduit avec brio pour présenter Eman un peu autotuné pour chanter, puis Maybe Watson qui chante l’autre partie avec sa vraie voix après un bon petit verse, le monde à l’envers par rapport aux habitudes de chant. Ce cinquième morceau ouvre une suite de purs hits qui dure jusqu’à la fin et qui donne envie de réécouter tout de suite l’album, avec l’intuition que la seconde écoute va révéler une exclusivité de hits finalement sur ce disque, et donc un album à écouter en loop. La leçon d’histoire rap susmentionnée prend une tangeante plus explicite avec la pièce «Les infameux» où les références aux canons du hip hop sont plus ou moins claires selon, mais où on peut entendre les gars émuler entre autres tantôt Snoop et Nate Dogg (Claude Bégin est moins présent sur cet album mais flamboyant ici en Nate Dogg), tantôt Biggie Smalls,  Bootie Brown de Pharcyde et Prodigy de Mobb Deep, le groupe auquel le titre réfère.

Ensuite, ben c’est «Alaclair High» qui est complètement hypnotisante et qui gagne pas mal la course de la meilleure track, un peu de justesse avec deux-trois autres pièces redoutables qui la talonnent, et grâce peut-être à la longueur d’avance qu’elle avait par rapport aux autres et à l’effet accoutumance-amour. Le tempo reste pas mal bas sur «Mes gars shoot» qui enchaîne à merveille après le single-déjà-classique, la vibe est excellente et les refrains chantés sont toujours appréciés. «Humble French Canadians» est un autre highlight, avec un beat sombre et groovy qui accueille des petits verses-showcase qui s’enchaînent rapidement et montrent le talent d’Eman, KenLo et Ogden, avec un bridge émotif gracieuseté d’Eman, puis un autre de ces bienheureux changements de fin de track qui permettent à presque deux fois de beats d’entrer sur l’album, accompagné d’un verse plus long et bien serré de la part de Maybe Watson.

En faisant penser à du vieux rap français mais avec un rythme très minimaliste, l’instru de «Bazooka Jokes» offre une excellente séance de chillage aux oreilles et un excellent support pour les refrains et le verse final de Kenlo, seules parties avec un drum pour faire le beat, et les verses des trois autres gars, qui se couchent pas sur un drum mais sur une grosse basse et un court échantillon. La pièce suivante profite de la séance de relaxation préalable pour jeter un beat lent sombre et gangsta bien tonitruant, qui achève les vertèbres cervicales amochées par «Ça que c’tait». La pièce, qui est un autre des moments forts de l’album et qui s’appelle «Sauce pois», nous propose encore un changement de beat vers la fin et un long extrait au pitch changé, tiré d’une entrevue de Claude Dubois à propos de l’enregistrement de Mellow Reggae, c’est plutôt comique et ça s’achève sur une citation de circonstance après le beat qu’on vient d’entendre, où «y avait des basses qui bouffaient toute» sans que ce soit négatif dans ce cas-ci.

Encore une autre pièce au tempo assez bas s’ensuit, «Sous-sol po fini», une autre belle occasion d’apprécier le mix hallucinant de l’album, avec les backs vocaux vraiment ludiques et bien localisés dans les oreilles. Le beat propose encore un excellent mélange de rétro et de futuriste et c’est l’occasion pour Eman de prouver une fois de plus sa versatilité, lui qui impressionne du début à la fin de l’album et qui raflerait probablement l’étoile du match si ce genre de truc existait pour les disques, ce qui n’enlève rien à la performance des autres qui sont également au sommet de leur forme.  C’est aussi la deuxième sur trois pièces consécutives avec des skits à la fin, celle-ci qui semble présenter KenLo imitant quelqu’un qui trip pas mal. Lorsque la dernière commence, on sent un peu plus le post-rigodon-bas-canadien refaire surface, «DWUWWYL» ou dowhatyouwantwithyourlife, plutôt dansante et dans le sillage lointain de «Fastlane», une pièce de leur plus récent «Toute Est Impossible» réalisée sur un beat du producteur montréalais Kaytranada. Au milieu de la pièce, la musique baisse un peu et une histoire vraiment l’fun est racontée par ce que je m’aventurerais à identifier comme Eman avec le pitch vocal baissé. La présence d’une pièce plus dansante en fin d’album laisse-t-elle augurer un prochain disque de cet acabit? Est-ce qu’il est beaucoup trop tôt pour y penser? Est-ce que les gars vont ben faire ce qu’ils veulent avec leurs vies? Et moi avec la mienne? En tous cas, je sais ce que je vais faire: réécouter l’album de ce pas, peut-être un peu parce qu’il se termine abruptement et nous donne envie d’en avoir plus, le défaut de sa qualité étant de donner l’impression d’être court, mais juste parce qu’il passe trop vite, en étant aussi bon.

ALACLAIR ENSEMBLE (Crédit photo: Pigeon)
ALACLAIR ENSEMBLE (Crédit photo: Pigeon)

 Je pense que la vaste majorité des fans de la première heure vont aimer cet album et que celui-ci leur permettra par ailleurs de se faire des nouveaux fans dans la scène rap plus traditionnelle, étiquette de disque aidant. Avec ça, le groupe est allé chercher tout le streetcred qu’ils avaient besoin pour fermer une fois pour toutes le caquet à ceux qui disent que les gars font pas du rap. S’ils étaient dans une sphère à part, ils appartiennent maintenant de plein droit à l’univers rapqueb et dominent maintenant sans contredit cette planète aussi. D’une part c’est plus classique, la bride est tenue plus serrée, les délires se font assigner des cases horaires, on jongle moins avec les styles, mais d’autre part, ça reste totalement Alaclair Ensemble, c’est truffé de références à leur musique et à d’autres trucs, et leur imagination débordante trouve dans les diverses versions du hip hop «normal» un terrain de jeu où l’innovation reste permise et l’expérimentation valorisée.

Allez voir le pendant spectaculaire de ce nouveau disque et vous le procurer par la même occasion, dans la grosse ou dans la petite ville, ou encore sur leur page bandcamp.

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