[SPECTACLE] King Crimson au Palais Montcalm: le roi est mort, vive le roi!

Avec une série de morts et de résurrections sous la cravate, c’est finalement au sommet de sa forme qu’a pris place, et ce pour un troisième soir consécutif, devant un Palais comble, le Roi Écarlate. Il n’y avait pas que des fans purs et durs de musique progressive pour célébrer le retour de King Crimson à Québec, car l’assistance semblait manifestement issue de tous âges et milieux. Le groupe n’a pas tardé avant de faire déferler la musique cette dernière, après un réchauffement presque digne de l’orchestre symphonique, et sous un éclairage du type qui sied à celui-ci à merveille de surcroît. L’emballage visuel est d’une sobriété extrême, de même que la performance elle-même, outre l’aspect musical sur lequel tout le monde se concentre, le concert n’allait être ponctué d’à peu près aucune intervention parlée des protagonistes. Malgré cela, on voyait tout de suite qu’on s’était embarqués dans une aventure assez phénoménale, juste à voir la manière dont la scène était occupée par l’instrumentation impressionnante. Derrière une première ligne d’artillerie lourde formée de trois batteries bleues de marques différentes arborant l’illustration de cyclope de la tournée The Elements, on trouvait un guitariste-chanteur, le nouveau venu Jakko Jakszyk et un saxophoniste/flûtiste, le vétéran Mel Collins, en plus du prolifique duo formé de Tony Levin et Robert Fripp. Après un traditionnel 3-2-1-2-3 les premières notes du titre Lark’s Tongue in Aspic se sont fait entendre. Durant la pièce instrumentale, on a eu droit à un petit solo de saxophone soprano qui a fait quelques clins d’oeil à des pièces plus jazz avant de faire un très bref clin d’oeil à l’hymne national français, « la Marseillaise », probablement en hommage aux victimes de la tragédie parisienne du 13 novembre dernier. Comme les deux soirs précédents, ce n’est qu’avec le second titre qu’apparaît le vocal, l’excellente et frénétique Pictures of a city, tirée de In the wake of Poseidon, un album du début de leur catalogue, début sur lequel le groupe avait promis de mettre le point focal. La voix du chanteur est peut être parfois légèrement vacillante, mais elle demeure toujours juste et rappelle admirablement bien celle du chanteur des débuts de KC, Greg Lake, aussi juste que l’interprétation faite de main de maître par l’ensemble des musiciens réunis sur scène. Les batteurs Bill Rieflin, Gavin Harrison et Pat Mastelotto s’en donnaient à coeur joie pour réinterpréter ce classique, avec une stratégie qui les suivra toute la soirée: soit ils sont trois à jouer en bonne partie en synchro, soit ils complètent l’un l’autre des roulements amorcés ailleurs, faisant passer d’un côté à l’autre de la scène de séquences de coups sur les peaux et les cymbales, soit ils se séparaient le travail, un pouvant être soliste surtout occupé aux tambours et un autre, en appoint, qui se concentre sur un jeu entièrement constitué de cymbales, soit enfin, seulement deux batteurs nourrissent la section percussion alors que le troisième, celui du centre, se concentre sur les touches du clavier lorsque les pièces font appel à cet instrument. En général, ils créaient un effet polyphonique de par la manière dont ils occupaient l’espace sonore, la salle du Palais Montcalm s’y prêtait d’ailleurs admirablement bien, et un effet polyrythmique, avec de nombreux rythmes venant entrer en collision.

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Photo fournie par King Crimson

Tranquillement, la machine de guerre se réveille et les batteurs commencent à prendre plus de place dans le produit final, surtout avec les pièces conçues pour les mettre en valeur et les transitions qui arrivent rapidement, mais aussi déjà dans l’interprétation de la pièce assez kaléïdoscopique tirée de l’album du même nom, The ConstruKction of Light. Une pièce de batterie qui commençait ensuite impliquait que chaque batteur aie deux baguettes dans chaque main, pour un total de douze baguettes servant à martyriser tambours et cymbales. On arrivait à certains moments à y ajouter une dissonance qui créait un effet free avec les multiples rythmes qui se chevauchaient, mais le bassiste Tony Levin gardait toujours le cap au beau milieu du chaos, changeant d’ailleurs fréquemment d’instrument pour s’adapter aux divers morceaux choisis. L’ensemble était à la fois capable d’une finesse aussi adroite que subtile et de produire à d’autres moments des sons tonitruants. Le trio de nouvelles pièces s’est conclu avec un blues un peu étrange, qui jurait un peu avec les autres titres mais qui gardaient tout de même leur dynamisme et leur force de frappe, conservant mon intérêt malgré mon inimitié pour le blues en général, un genre dont je trouve généralement les canons artistiques trop présents au fil des occurrences. Les délires du saxophone venaient s’ajouter comme en bonus pour que la pièce ne vienne pas attaquer mon enthousiasme. Je constatais aussi au fil des morceaux que leur musique avait très bien vieilli et qu’elle était toujours actuelle, certains éléments pouvant furtivement évoquer Battles, pour le côté très mathrock, Tame Impala pour le côté psychédélique, certains moments évoquant aussi le pendant stoner du rock psychédélique. Mise à part quelques séquences de flûte traversière, qui nous ramenaient allègrement dans les années 70, sans que ce soit négatif, j’étais surpris de trouver que le reste sonnait très actuel, ce que j’ai apprécié comme une bouffée d’air frais.

Après quelques morceaux plus récents construits ces dernières années pour célébrer le retour sur scène de King Crimson, ils ont à nouveau abordé les premiers chapitres de leur discographie avec une première pièce issue de leur premier disque pour cette soirée, la ballade Epitaph tirée de l’excellent In the court of the crimson king, après un petit silence de circonstance de cinq ou six secondes, qui parût plus long à cause de la charge sonore à laquelle on commençait à s’habituer.  Le batteur du centre s’affaire au clavier pendant que les deux autres ne peinent pas trop à garder le rythme de cette pièce plus tranquille. Lorsque la pièce s’est terminée, le groupe a eu droit à une première ovation debout précoce mais justifiée. Ensuite vint un début de morceau où deux des batteurs s’en remettaient plutôt à des percussions spéciales, qui avaient des allures de gamelan, afin de faire une transition ouvrant sur la percutante Easy Money, un autre titre qui nous prouvait que le chanteur était encore tout en voix. Tout au long du concert, les protagonistes laissaient une belle place aux musiciens d’accompagnement, comme au saxophoniste, mais aussi au guitariste d’appoint, qui ne servait pas que de faire-valoir. Levin pris d’assaut le chapman stick muni de ses funk fingers, des extensions de ses doigts dont il se sert pour faire des grooves rapides et précis. Le bassiste, qui aura 70 ans en juin prochain, n’y allait vraiment pas de main morte, c’est le moins qu’on puisse dire. Une seconde ovation debout bien méritée ne s’est pas fait attendre davantage, mais elle fût brève, le groupe enchaînant le titre Starless qui promettait de nous donner des sueurs froides avec son ambiance digne d’un film d’horreur.  L’éclairage tourne tranquillement au rouge, un des seuls éléments de mise en scène intégrés au spectacle, mais avec un effet intéressant, passant du rose d’abord au rouge feu ensuite, valant au groupe une troisième ovation debout, moins précoce cette fois comme c’était la « fin » du concert.

Après quelques minutes d’applaudissement offerts par la foule apparemment ravie de son expérience, et une scène déserte qui nous ramenait les deux pieds sur terre et nous rappelait que le concert tirerait bientôt à sa fin. Les musiciens ont repris place sur scène et les batteurs ont relancé les festivités avec une portion où leur jeu de batterie prenait des allures de chorégraphie, tant il était beau de voir leurs mouvements respectifs se côtoyer et s’enchaîner dans une tempête de bras agités. Après ce titre,  Vint enfin le temps où le groupe allait offrir au public les titres promis, soit la dernière et la première pièce du premier album paru il y a 46 ans, In the court of the Crimson King, respectivement la chanson titre et la pièce qui est probablement la plus emblématique du groupe, 21st Century Schizoid Man, que même Kanye West s’est permis d’échantillonner sur Power, c’est tout dire. La foule chanteur en choeur les lignes de chorale du premier titre, interprété magnifiquement, le troisième batteur, celui du centre, délaissait à nouveau les peaux pour les touches du clavier, comme chaque fois que le groupe jugeait bon d’avoir recours au synthétiseur pour élargir son arsenal sonore. Avec le retour de la flûte traversière, on se croyait vraiment revenus à la belle époque du progressif et ça laissait toute la place à des grooves méticuleusement montés par Levin, au lieu des sections plus frénétiques de la majorité du répertoire conçu avec Levin dans les années 80. Quand la pièce In the court s’est achevée, on savait que le roi n’avait pas dit son dernier mot et que le titre 21st allait enchaîner, et ce fût bel et bien le cas, après quelques secondes de grognements sourds et mystérieux qui permettaient au début très percutant de la pièce de rompre le mystère et de prendre les tympans d’assaut avec un véritable mur de son faisant la part belle aux agréables dissonances du morceau choisi pour clore les festivités. Le saxophoniste s’époumonait et contribuait allègrement à l’ambiance sonore, avec un dernier solo assez énergique qui a précédé des solos de batterie.

© King Crimson

 L’énergie du groupe ne réside pas dans leur enthousiasme à prendre la scène, et si c’est le cas, cet enthousiasme ils ne le partagent que rarement. L’économie des mots étant à peu près absolue, elle constate de manière virulente avec la générosité de la performance dans son aspect musical. Le seul moment où on a pu voir quelque chose comme du bonheur, c’était dans le gros sourire de Tony Levin qui, s’apprêtant à quitter la scène avant le rappel, prenait des photos de l’assistance qui s’était levée pour la troisième fois pour ovationner le groupe légendaire. Avec des titres soigneusement choisis, une instrumentation aussi atypique que percutante, une interprétation techniquement impeccable et malgré tout fort sentie, tous les éléments étaient réunis pour faire de la visite de King Crimson au Palais Montcalm un franc succès. La très généreuse ovation accordée après le rappel, alors que les techniciens s’affairaient déjà à remballer le matos, prouve que son passage a été plus qu’apprécié par les gens réunis sur place pour l’une et-ou l’autre de ces trois soirées de musique précieuse comme un butin royal.