Véritable ovni musical puisant à la source des grands disparus du rock champ gauche, Musique Impossible, le plus récent opus du natif d’Ontario mais montréalais d’adoption Karneef, a de quoi en faire sourciller plus d’un, mais des écoutes répétées révèlent un joyau finement ciselé après une première impression pouvant s’apparenter à celle d’un client du dimanche devant une table particulièrement pittoresque d’un marché aux puces hétéroclite. Rapidement, on sent les influences des regrettés Frank Zappa et David Bowie, mais avec une fragrance nouvelle et un grain de folie supplémentaire. Si on cherche chez les modernes, on pourrait trouver des résonances chez un autre musiciens oeuvrant à Montréal, Sean Nicholas Savage, ou encore chez les américains Xiu Xiu ou Tune-Yards. Le résultat jongle avec le soul, le funk, le rock, le jazz et le pop. On pourrait aussi dire que c’est un peu le Of Montreal des pauvres, mais ce serait réducteur et ça ne ferait pas le tour de tout ce qui se passe ici.
Malgré ce que son titre semble présager, les pièces de Musique Impossible sont pour la plupart ornées de vocaux en anglais et quelques unes d’entre elles sont laissées libres de paroles, procurant des instrumentales de transition plus que bienvenues, placées ici et là sur cet album monstre de près de quatre-vingt-cinq minutes. La chanson titre ouvre l’album et voit son titre traduit, pour devenir Music Impossible, une pièce groovy et évolutive avec une dimension imprévisible et expérimentale. Elle représente bien l’album: excentrique, ambigue, ornée de sons disparates, parfois pathétiques, un peu comme Mr. Oizo peut en employer afin de se donner une contrainte ludique qui donne à sa musique, un fois le défi relevé, une touche originale et enjouée. La composition n’est en rien laissée au hasard, comme on peut déjà le constater sur la seconde pièce, une épopée instrumentale alliant la puissance contemplative d’un Philip Glass à l’imagine fertile de Frank Zappa quant aux rythmiques, aux mélodies et aux instruments employés, la fin de la pièce rappelant le travail de Ruth Underwood, fidèle collaboratrice du prolifique compositeur et guitariste. Lorsque le troisième titre commence, la comparaison avec Zappa et les Mothers se confirme alors qu’on semble plonger dans sa période de musique weirdo-léchée et synthétisée.
Le reste de l’album révèle l’imagination débridée et la polyvalence de Karneef, qui mélange les genres tout en insufflant aux pièces un style assez caractéristique et reconnaissable comme une marque de commerce. Des grooves bizarroïdes qui pourraient rappeler la plus récente et quasi géniale parution de Neon Indian, alliant une pop des années 80 passée dans le tordeur du chillwave moderne, et dans ce cas-ci, par une bonne dose de Zappa. C’est notamment le cas de l’excellent titre « Homme Poubelle », qui présente par ailleurs encore une fois des paroles en anglais, malgré ce que le titre pourrait encore suggérer. La musique garde toujours un côté pop, un côté bizarroïde et un côté rétro, alors que la composition est finement tissée et le souci du détail est souvent évident.
La durée de l’album passe proche d’être un handicap à certains moments, car certains titres vraiment plus étranges brisent un peu le rythme et rendent l’expérience moins fluide, mais l’artiste sauve la mise en insérant juste au bon moment d’autres titres finement confectionnés avec un groove agréable et une originalité rafraîchissante. Ce n’est pas pour rien qu’on lui colle parfois l’étiquette d’un « Jean Leloup ontarien », il semble avoir de légers mais ludiques troubles mentaux, compose de la musique réussissant le tour de force d’être aussi originale qu’accrocheuse. Si on accepte d’ajouter l’indie électro rock américain des dernières années à l’éventail de ce québécois bien-aimé, on peut dire que l’épithète est appropriée. La polyvalence est aussi poussée à un degré supérieur et la musique est davantage mise à l’avant-plan que sur les parutions de ce dernier. Karneef s’impose comme un être étrange mais divertissant, dont les moments de folie contribuent à façonner le personnage sans devenir lourds, la manière dont il assume parfois ses accès d’excentricité étant tout à fait louable.
Une fois bien digéré, l’album s’impose comme une oeuvre alliant la sensibilité, l’imagination, la culture et l’intelligence, le tout avec une touche excentrique fort assumée et un talent pour les mélodies accrocheuses et les rythmes changeants. Il serait avisé de le déguster dans des écouteurs pour bien apprécier la subtilité, sans quoi on pourrait passer à côté du plaisir que procure une écoute attentive de cette oeuvre aussi hétéroclite qu’aboutie.