Quand je suis arrivé à l’Anti en ce lundi soir maussade, ça semblait s’enligner pour une soirée vraiment relax, la place était presque déserte et il restait à peine vingt minutes avant le début annoncé du concert. J’éprouve une profonde satisfaction à voir ce lieu, auparavant connu sous le nom de l’AgitéE, accueillir encore à l’occasion des concerts de musique champ gauche de haute qualité mais adressée à des clientèles-niches. Le concert dont il est question ici fait selon moi partie de cette catégorie et j’espérais qu’il y aurait du monde pour en profiter. Les gens sont finalement arrivés tranquillement jusqu’à ce que surgisse sur scène Eartheater, une artiste new-yorkaise qui en était à sa première visite dans notre vieille ville de Québec.
Pendant la première pièce, l’artiste utilisait des effets multiples pour créer une ambiance mystérieuse et captivante, tout en réconciliant des éléments plus liturgiques et d’autres plus païens dans sa performance vocale. La seconde présentait au public un jeu de guitare plus précis et au son clean et rapide qui contrastait avc le premier titre plus chargé et artificiel dans ses sonorités. Le vocal, baigné dans la réverbération, est tantôt constitué de sons aux allures de miaulements angéliques qui pourraient rappeler une certaine Claire Boucher, aussi connue sous le nom de Grimes, et tantôt ponctué de spasmes plus imprévisibles et torturés, mais toujours aussi sentis. Lorsque la troisième pièce commence, on a encore affaire à quelque chose d’original, qui s’inscrit d’une certaine manière en continuité avec les pièces précédentes tout en se distinguant radicalement par les rythmes et les sonorités employées, procurant une belle variété à l’enchaînement d’oeuvres sélectionnées. Si le vocal peut rappeler Grimes, la musique elle, est tout sauf linéaire, peu accessible à la base, souvent apaisante mais parfois syncopée ou encore groovy à d’autres moments. Certains segments résolument plus expérimentaux et hypnotisants donnent davantage une dimension tripative et hallucinante. L’artiste utilisait tout au long de la performance des boucles qui semblaient parfois pré arrangées en partie et qui étaient aussi parfois créées de toutes pièces. À un certain point du concert, une boucle assez développée lui a permis de délaisser son instrument tout en profitant de sa mélodie pour danser davantage en chantant, avant de s’adonner carrément à des figures de yoga et à de la danse contemporaine qui avait des allures d’art-performance. Cette danse l’a éventuellement amenée à retirer des couches de vêtement jusqu’à ce qu’elle n’arbore qu’un t-shirt portant l’inscription « Stop Cop Terror », le tout pendant une pièce évoquant une révolution. À la fin de la performance, on comprenait encore mieux l’art d’Eartheater, qui revendique une individualité sans compromis et dont le t-shirt portait, outre le message mentionné précédemment, la formule revendicatrice « Destroy all systems of control ». C’est vraiment une artiste incontrôlable qu’on a vu jouer, mettre sa musique en boucle, chanter, danser, faire le pont en yoga et finalement se rouler par terre avant de se dévêtir partiellement, avec tout le talent nécessaire pour assumer ses extravagances. Allez jeter un oeil à la superbe galerie photo concoctée par Llamaryon pour vous en convaincre, du moins pour l’aspect visuel. Eartheater a finalement été une belle découverte et un bris de glace très pertinent pour cette soirée mettant à l’honneur la virtuosité de musiciennes fortes, dont celle de la violoniste qui s’apprêtait à gravir la scène après une brève entracte.
Sarah Neufeld est membre d’Arcade Fire et conjointe d’un autre virtuose, le saxophoniste olympien Colin Stetson qui, disait-on, allait l’accompagner pour quelques uns des morceaux interprétés ce soir. Elle est apparue avec une grosse casquette et une veste camouflage surdimensionnée, sans tambour ni trompette pour amorcer le concert en solo. Offrir une performance très technique et sentie au violon ne l’empêche pas de pousser l’audace jusqu’à y ajouter une performance vocale impeccable. Après s’être adressée à la foule dans un français très correct et charmant, la violoniste invite son acolyte Stef Schneider qui l’accompagnera ensuite à la batterie surtout, mais aussi aux séquences, clavier et effets à certains moments. La pièce titre du premier album Hero Brother a permis d’introduire le batteur en force. À la fin de la pièce, de chaleureux applaudissements incitent Neufeld à inviter l’assistance à s’approcher pour mieux sentir son énergie, mais c’est davantage la foule qui avait quelque chose à gagner par ce rapprochement, parce que ce calibre de performance rarement offert d’aussi près avait de quoi plaire dans l’intimité de l’Anti, parmi la quarantaine de personnes qui avaient finalement affronté les intempéries pour aller apprécier un concert aussi enjoué que puissant, de la part de cette force de la nature. L’usage très créatif qu’elle peut faire de son instrument, avec des techniques et styles variés, n’a d’égal que celui que peut faire du sien Colin Stetson, son mari avec qui elle a d’ailleurs collaboré pour un album en duo qui vient compléter leurs discographies respectives. Il l’a d’ailleurs rejoint pour la suite du concert, après un long beat très soutenu fait sur le high hat qui agrémentait une note constante au violon et des vocaux aux allures de mantra. La plupart des pièces sélectionnées étaient interprétées fidèlement mais quelques écarts, extensions ou variations venaient agrémenter le tout à l’occasion. Neufeld, maintenant accompagnée de Colin Stetson, interprète d’abord le premier extrait de The Ridge, son nouvel album, un morceau intitulé « We’ve got a lot ». J’ai de la difficulté à identifier deux des instruments utilisés par le saxophoniste pendant son set, le premier s’apparentant à un saxophone soprano mais branché sur l’électricité et le second ayant la forme d’un trombone vertical mais sans pour autant coulisser, et qui au final semblait plutôt être une autre variante de saxophone. Les deux musiciens, qui ont une complicité impressionnante ensemble, en plus d’être tous deux virtuoses et créatifs, s’adonnaient à des échanges très captivants avec la batterie généralement bien présente à l’arrière plan, avant que cette dernière ne s’estompe pour les deux derniers titres. Le premier de ces derniers morceaux, officiellement le dernier en excluant le rappel, c’était «When The light comes in », qui est également la dernière pièce du plus récent album de Neufeld. Le second morceau, offert au public après un rappel vif et insistant, c’était « The Sun Roars Into View », la pièce monumentale qui ouvre l’album collaboratif avec son mari.
Lorsque les dernières notes se sont tues, on avait l’impression d’avoir partagé un moment précieux avec deux êtres d’exception jouant de leur instrument en symbiose totale, le tout dans une ambiance très sympathique et sans prétention, malgré le gros calibre que les hautes voltiges des interprètes apportaient à la soirée.
Photos: Marion Desjardins / Llamaryon