Petit cours d’histoire de la musique rock et pop québécoise : si vous regardez les vieux disques de vos parents et de vos grands-parents, vous remarquerez quelque chose : leurs artistes préférés étaient signés chez les majors. Beau Dommage? Capitol. Harmonium? CBS. D’autres étaient chez Barclay ou Polygram. Il y a bien eu quelques étiquettes locales comme Kébec-Disque, mais sinon, la domination était presque totale.
Faut dire que nos artistes étaient populaires, nous étions en pleine fièvre culturelle et les disques sortaient des magasins au même rythme qu’ils entraient. Fièvre culturelle poussée par un vent nationaliste et identitaire qui s’est essoufflé au lendemain du référendum de 1980.
Au début des années 1980, l’intérêt envers les artistes de chez nous s’est subitement évanoui et les multinationales du disque se sont sauvées, laissant pour compte de nombreux artistes qui ont connu des années de misère.
Bon, c’est vite expliqué et je prends de nombreux raccourcis, mais c’est dans ce paysage sombre qu’arrive Michel Bélanger lorsqu’il fonde Audiogram et signe Paul Piché, qui y fera paraître Nouvelles d’Europe le 4 septembre 1984. Un album qui était parfaitement de son époque tout en demeurant sensible et engagé.
Depuis maintenant 30 ans, Audiogram est ce savant mélange d’artistes établis (Piché, Rivard, Séguin, Flynn) et de jeunes affamés (RBO, Leloup, Daniel Bélanger, Ariane Moffatt, Bran Van 3000, Pierre Lapointe, Salomé Leclerc). Bélanger et ses complices misent autant sur des valeurs sûres qu’ils prennent de grands risques (Lhasa les a d’ailleurs pris par surprise, on a eu du mal à répondre à la demande!).
Trente ans plus tard, alors que nous sommes dans une autre grande tourmente (qui touche l’industrie mondiale du disque, cette fois), et qu’il n’y a jamais eu autant de maisons de disques indépendantes au Québec, Audiogram revient à la charge et montre toute sa pertinence avec une compilation, Trente, un album triple de trente chansons enregistrées toutes nues en une prise aux Studios Victor par les artistes actuels et passés de l’étiquette de disques.
Véritable pièce d’anthologie, Trente nous fait voyager dans les trente dernières années comme aucun autre document ne l’a fait jusqu’à maintenant. La plupart des artistes qui figurent sur l’album en ont profité pour réarranger quelque peu leurs chansons, question d’éviter de tomber dans la redite.
Quelques moments forts de l’album :
- Au bord du lac Bijou, par Zachary Richard. De son album Cap enragé, un des plus beaux albums folk parus au Québec. Pièce remplie d’images fortes.
- Car je t’aime, par Paul Piché. Je vous avoue que la version originale me laisse un peu froid, mais celle-ci, où Piché est seul à la guitare et montre une belle sensibilité, est fort jolie.
- Arlon, par Salomé Leclerc. Parce que c’est Salomé et que je suis aussi objectif avec elle que je ne le suis avec Annie Clark. Pour à peu près les mêmes raisons. Les textes brillants. La musique géniales. Et la guitare unique, qu’on reconnaît entre toutes. Mais aussi parce qu’Arlon montre que Salomé ne restera pas assise sur ses lauriers et que 27 fois l’aurore sera un album solide.
- Point de mire, par Ariane Moffatt. Ariane seule avec sa guitare. Quand on sait à quel point ses chansons sont riches en général, un tel dénuement est rafraîchissant. On aimerait en entendre plus souvent, des comme ça.
- Tunnel of Trees, par Gogh Van Go. Juste parce qu’il ne faut pas les oublier et que Tunnel of Trees est un phare.
- L’atelier, par David Giguère. Une belle chanson qui, toute nue, donne des frissons.
- Le train, par Vilain Pingouin. LA surprise de l’album. Relecture complètement bluegrass. On reconnaît l’air, mais on redécouvre cette chanson. Hey Caya, en avez-vous d’autres, des reprises comme celle-là?
- Johnny Go, par Jean Leloup. C’est Leloup qui joue une toune de son meilleur album. Qu’est-ce que tu veux de plus?
- Le feu sauvage de l’amour, par Rock et belles oreilles. Version minimaliste avec Bruno au tambour, Guy le doigt sur le clavier, Yves au gazou et André à la (petite) voix. Encore plus kitsch que l’original.
- J’vais changer le monde, par Jim Corcoran. Pour ses mots, avec lesquelles Corcoran jongle.
- Drinking in L.A., par Bran Van 3000. Version smooth et tellement 2014 de ce classique de James DiSalvio et cie. Stéphane Moraille a beau maintenant pratiquer le droit, sa voix est toujours aussi riche et pleine de soul.
- De cara à la pared, en hommage à Lhasa de Sela. Par Yves Desrosiers et Mara Tremblay. Sobre. Vibrant. Touchant.
- Tout nue avec toi, par Mara Tremblay. J’ai toujours aimé cette chanson, mais là, revisitée par une Mara Tremblay qui a quinze ans de plus, je craque.
Il y en a d’autres et elles valent presque toutes le coup, mais bon, un moment donné, faut faire des choix! Comme sur toutes les compilations du genre, vos préférées seront sûrement différentes des miennes (peut-être que vous aimerez entendre Sous les cheminées comme Richard Séguin l’a toujours faite… moi, ça m’a laissé un peu froid, malheureusement). Trente montre la profondeur du catalogue qu’Audiogram s’est bâti en trois décennies. Un catalogue d’une richesse incroyable et difficilement comparable à l’échelle du Québec.
Surtout, avec les Alex Nevsky, Salomé Leclerc, Philémon Cimon, Amylie, Bernhari, Hôtel Morphée (on en reparle très bientôt), Peter Peter et tous les autres que j’oublie, qui vont rapidement rejoindre les autres comme artistes incontournables, on peut dire qu’Audiogram est promise à un bel avenir, tant qu’elle réussit à négocier les virages rendus nécessaires par le déclin des ventes de disques (physiques ou numériques).
Un trésor national. Trente en est son exposition permanente.
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